Arthur Gillette
La Guerre froide
Pour ceux qui n’ont pas vécu pendant la Guerre froide, il est difficile d’imaginer l’intensité de la méfiance et de la crainte engendrées par cette période particulièrement sombre de l’histoire humaine. On apprenait aux jeunes occidentaux que l’URSS et ses alliés cherchaient à dominer le monde par la subversion et par des agressions comme la guerre de Corée (saurons-nous un jour comment ce conflit a réellement débuté ?). Réciproquement, on apprenait aux gens de l’Est que les «fauteurs de guerre capitalistes/impérialistes » cherchaient à détruire leur pays.
Je suis né et j’ai grandi dans l’Est des Etats-Unis et l’un de mes premiers souvenirs concernant les médias consiste à avoir regardé, à l’âge de 12 ans, des émissions de télévision en direct sur le Conseil de Sécurité des Nations Unies, où l’on voyait le ministre des Affaires étrangères soviétiques Andrei Vychinski (M. Niet) mettant régulièrement son veto aux mesures soutenues par une majorité des autres membres. L’été de mes 15 ans, mes comptriotes Julius et Ethel Rosenberg ont été exécutés sur la chaise électrique pour avoir « trahi des secrets atomiques » au profit des Soviétiques. Les Boy Scouts américains étaient fortement encouragés à dénoncer les activités « communistes » qu’ils pouvaient rencontrer.
Heureusement, mes parents penchaient fortement vers l’internationalisme et étaient par exemple fondateurs de la branche locale de l’association pour les Nations Unies. J’ai donc grandi dans un milieu où les Russes ou les Communistes n’étaient pas automatiquement vus comme des émanations du diable. Mon lycée avait également l’esprit ouvert (on y enseignait le russe ! ) et certains de mes professeurs étaient même étiquetés comme communistes (alors qu’au moins une partie d’entre eux étaient en fait Quakers) par la chasse aux sorcières du Sénateur McCarthy.L’autonomie et le service faisaient partie du programme d’études et allaient de soi quand j’ai rejoint l’université de Harvard (près de Boston). C’est ainsi que j’ai pris contact avec le Comité du Service volontaire de la Société des Amis (les Quakers) et commencé des chantiers de week-end à Roxbury, un ghetto noir et hispanique de Boston.
Un Américain à Paris
Pour ma troisième année d’études universitaires, je suis venu à Paris où j’ai trouvé le système éducatif intellectuellement stimulant, mais aussi plutôt aride et apparemment assez coupé de la réalité. Et quelle réalité, au paroxysme de la guerre d’Algérie ! Un soir, après une répétition de la chorale de la Sorbonne, j’ai vu abattre un Algérien à côté de l’Eglise Saint-Séverin.
Que pouvais-je faire, personnellement, pour contribuer à adoucir la dureté des temps ? La minuscule communauté Quaker de Paris n’organisait pas de chantiers, mais elle m’a orienté vers ... la branche française du SCI. Et j’ai repris des chantiers de week-end. Ces chantiers pouvaient être physiquement exigeants. Par exemple, il fallait être à Bois-Colombes (banlieue de Paris) 8 heures 30 le dimanche ; déplacer sur le palier tous les meubles d’une vieille dame sans ressources (qui était souvent épouvantée de voir ainsi traitées toutes ses possessions) ; laver les peintures des murs et du plafond ; peindre le séjour ; avaler en vitesse un morceau à midi ; peindre la chambre et les toilettes (en réparant au passage la plomberie) ; remettre en place les meubles et tous les biens de la vieille dame ; et rentrer en vitesse à la pension de famille pour le diner... Mais il y avait aussi la satisfaction incontestable d’avoir fait quelque chose qui avait une utilité concrète et immédiate.
Beaucoup de mes camarades à la Sorbonne se moquaient de ce qu’ils considéraient comme la naïveté de ces travaux pratiques. « Bien sûr, ces vieux sont pauvres et solitaires. C’est pourquoi nous payons des impôts » disaient-ils avec désinvolture. « Vous autres volontaires, vous permettez seulement à l’Etat d’éluder ses responsabilités !».
Cela ne me décourageait pas. Rétrospectivement et dans une certaine mesure, il me semble que nous présagions de façon inconsciente de la révolte étudiante qui surviendrait dix ans plus tard, au printemps 1968. La différence, c’est que nous exprimions notre protestation conformément au slogan du SCI, avec des actes et non des paroles.
Une chose en amenant une autre, j’ai passé l’année suivante comme volontaire (avec une indemnité de subsitance) au Comité de Coordination des Chantiers Internationaux de Volontaires et j’ai participé à davantage de chantiers en France et en Angleterre. Parmi les membres du Comité, il y avait beaucoup de discussions sur l’opportunité – ou même la possibilité – de promouvoir des échanges de volontaires entre les deux blocs de la Guerre froide. Pour certains organismes, envoyer des volontaires occidentaux à l’Est reviendrait à exposer de jeunes innocents à la propagande et au lavage de cerveau.
Promouvoir les échanges Est-Ouest, malgré les résistances
Ayant été co-responsable de ce qui a été probablement le premier projet de service volontaire Est-Ouest (consistant à convertir un site bombardé de Varsovie en terrain de jeux), le SCI ne partageait pas ces réticences. Et il a joué un rôle de pionnier pour le développement des échanges Est-Ouest – généralement en coopération avec la Fédération Mondiale de la Jeunesse Démocratique basée à Budapest. Les premiers chantiers ont eu lieu en France et en Pologne en 1956 et en URSS en 1958.
Pendant l’été 1960, j’ai fait partie de l’équipe conduite par Henri Majewski qui a participé au second chantier en URSS, pour construire les fondations d’une école secondaire dans une ferme collective du centre de l’Ukraine. C’était mon premier chantier Est-Ouest et une réelle ouverture !
Bien que suffisamment convaincus de la valeur du projet, puisqu’ils avaient signé le contrat, au moins quelques uns des civilistes se sont trouvés au début un peu dans la situation des marins de Christophe Colomb découvrant des terres inconnues. Avec quelque appréhension, nous nous demandions « Et si après tout la terre était plate et nous devions passer par dessus bord ».
Les volontaires, soviétiques et étrangers (environ 80), se sont rassemblés à Moscou pour faire le voyage d’une nuit en train jusqu’à l’Ukraine. Au début, il s’agissait de conversations un peu maladroites pour faire connaissance dans les différents compartiments qui nous étaient réservés. « Tu es donc un Américain qui apprend le russe ? » me demanda un volontaire soviétique un peu soupçonneux (comprenez : « Ah, tu appartiens sans doute à la CIA...). Inversement, un volontaire occidental demandait à un étudiant en langues de Leningrad : « Tu te spécialises donc dans les études africaines ? » (sous entendu : « Il s’agit sans doute de précéder une pénétration communiste dans les pays récemment indépendants du continent »).
Le responsable de chantier russe s’est efforcé de briser la glace en faisant un discours sur la compréhension mutuelle entre jeunes de différents blocs. Je me souviens d’avoir pensé : « Ce doit être un espion du Parti, ou même du KGB ». Son discours a été écouté dans un silence glacial. Il a ri et dit : « Bon, les gars, on va travailler ensemble pour faire face au problème ».
Le « problème », c’était de voir combien d’entre nous pourraient rentrer dans un compartiment conçu pour huit personnes. Nous sommes arrivés à ...19 ! L’hilarité qui a suivi a définitivement brisé la glace et nous avons commencé à chanter. C’est alors qu’est arrivé un contrôleur pour voir ce que c’était que ce chahut. Il a réprimandé le responsable du groupe avec tant de brutalité que j’ai pensé qu’il ne pouvait pas être un espion du Parti ou un agent du KGB. En fait, au chantier, il est devenu mon voisin sous la tente. Sur la ferme collective, nous avons travaillé dur en constituant une équipe unie et nous avons atteint les objectifs. Franchement, nous avons eu du bon temps : après tout, la terre était bien ronde !
En automne de la même année, j’ai eu la surprise de voir dans un numéro du magazine populaire Saturday Evening Post une demi-page de photos … de notre chantier, avec un article présentant le projet comme un infâme complot soviétique pour séduire d’innocents jeunes occidentaux. C’était du journalisme aussi tendancieux et malveillant que celui des médias soviétiques de l’époque pour lesquels le Peace Corps que venait de lancer le président Kennedy utilisait des volontaires pour infiltrer un capitalisme néocolonial dans le Tiers monde.
En fait, les soirées sur le chantier en Ukraine étaient consacrées alternativement à des présentations des Soviétiques et des Occidentaux, suivies de discussions relativement franches entre les volontaires. Bien sûr, le côté soviétique n’a pas manqué de vanter les réalisations du développement rural des Terres vierges, mais personne n’a empêché les Occidentaux d’évoquer des thèmes « tabous » telle que la démocratie multipartite et le pacifisme chrétien.
J’ai participé par la suite à différents chantiers Est-Ouest (pas tous avec le SCI, mais certainement dans le même esprit) en Tchécoslovaquie, en URSS (Fédération de Russie et République autonome de Kabardino-Balkarie) et en République démocratique allemande. Il commençait à y avoir une floraison de chantiers Est-Ouest. Pour la seule année 1966, une centaine de jeunes tchèques ont participé à des projets en Angleterre. A la même époque, des volontaires polonais ont participé à un projet à long terme du SCI en Algérie que l’un d’entre eux a considéré comme « un laboratoire de la coexistence ».
Bien sûr, les échanges Est-Ouest pratiqués par le SCI et par d’autres organismes n’ont pas suffi à mettre fin à la Guerre froide. Mais je pense que nous avons prouvé que la méfiance mutuelle (sans parler de l’ignorance réciproque) n’étaient pas inévitables. En ne considérant que les participants aux chantiers et les relations et amis à qui ils ont raconté leurs expériences, on peut citer Janet Goodricke, alors Secrétaire en Europe, qui déclarait en 1966 : « Il y a des raisons de penser que la rouille internationale a enfin commencé à prendre le dessus sur le rideau de fer ».
Impact personnel
Je doute que la plupart des êtres humains puissent être conditionnés par une expérience unique. Une personnalité se construit à partir d’une diversité d’expériences et d’engagements, ainsi que des objectifs que l’on s’est assignés. En ce qui me concerne, les chantiers du SCI et d’autres activités volontaires ont certainement déterminé mon orientation. Il était par exemple naturel que j’aie accompli mes deux années de service civil comme objecteur de conscience auprès du Comité de Coordination. Avec d’autres collègues ayant le même statut et les mêmes idées, nous nous étions fixé deux priorités : le développement des échanges Est-Ouest et la formation de volontaires pour le Tiers Monde.
Cela m’a conduit à rejoindre l’UNESCO où, au cours d’une carrière variée qui a duré près de 30 ans, je me suis constamment efforcé de faire passer les actes avant les paroles, autrement dit des pratiques innovantes plutôt que d’éternelles déclarations de bonnes intentions. Et cela dans un contexte décrit un jour par une déléguée à la Conférence générale comme un « harcèlement textuel ».
Sur ce point, les exemples abondent. C’est ainsi qu’à la fin des années 60, nous avions obtenu de la Conférence générale un feu vert et des crédits pour mobiliser des équipes internationales (et, nous l’espérions, Est-Ouest) de volontaires pour des projets de l’UNESCO dans les pays en développement. Certains responsables de projets étaient enthousiastes et, par le Comité de Coordination, nous avions trouvé de jeunes candidats appropriés. Mais l’aventure s’est arrêtée là lorsque le Bureau juridique a mis son veto aux projets de contrats, au motif que le sacro-saint manuel de l’UNESCO ne prévoyait pas ce genre d’activité.
Lorsque j’ai pris ma retraite en 1998, un Ambassadeur auprès de l’UNESCO m’a raconté en riant qu’un très haut fonctionnaire de l’organisation lui avait dit de manière dédaigneuse (ignorant que nous étions amis) : « Ah oui, Gillette... un travailleur, mais trop préoccupé de détails terre à terre, comme un scout qui fait sa BA ». Cela supposait être insultant, mais je l’ai pris pour un compliment.