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Lehmann Nicole

Née en Alsace, Nicole Lehmann a participé très tôt aux activités du SCI. Après des études de travail social, elle a participé à différents chantiers en Europe et a été volontaire à long terme en Afrique en 1961-62. En 1963, elle a rejoint les équipes du SCI en Algérie, puis a été volontaire au Maroc et en Tanzanie. Elle continue à aider la branche française du SCI..

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Olivier Bertrand: Breaking down barriers 1945-1975, 30 years of voluntary service for peace with Service Civil International.
Paris (2008)

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Nicole Lehmann

Face aux destructions de la guerre en Europe

Traumatisée par la guerre de 39-45, ma famille vivait très repliée sur elle-même. Fille unique, je partageais mon temps entre la lecture, les études et mes voisines mises au travail ou en apprentissage dès 13 et 14 ans. Mes parents étaient cultivés et avaient des intérêts très variés qu’ils me faisaient partager. A l’âge de 17 ans, j’ai demandé à aller à Paris chez ma grand-mère. Je m’attendais à avoir à l’université des discussions et des contacts stimulants avec d’autres étudiants. Mais il n’en a rien été.
Ayant eu connaissance du SCI par la presse, j’ai rejoint l’association lors de mon dix-huitième anniversaire. J’ai trouvé des gens d’origine et d’intérêts très variés, avec lesquels je pouvais échanger, tout en faisant un travail utile correspondant à mes idées sociales et politiques. J’ai participé à des chantiers de week-end pour des personnes âgées vivant à Paris ou en banlieue. J’ai fait du travail d’alphabétisation et suis allée dans des chantiers d’été dans le nord de la France (un village d’enfants) et dans les Alpes (à Ceillac après des inondations).
En août 1958, j’ai rejoint en Pologne un chantier « Est-Ouest » visant à promouvoir les contacts entre jeunes des pays capitalistes et communistes Si je me souviens bien, il y avait à côté des volontaires polonais cinq Français, un Allemand, trois Bulgares et un Indien. C’était mon premier chantier à l’étranger - bien entendu il y avait aussi des étrangers (anglais, américains, danois) dans les chantiers français.
Les conditions de vie et de travail sur ce chantier étaient assez dures. Nous aidions à construire une route devant relier le pays à la Tchécoslovaquie voisine, dans une région de montagne boisée que, plusieurs années après la fin de la guerre, la Pologne et l’Ukraine également voisines s’étaient âprement disputés. Les rares villages restants étaient déserts, dévastés de la veille semblait-il : fenêtres et portes battantes, cahiers d’écoliers tâchés et traînant par terre. J’avais vu des destructions de la guerre chez nous en Alsace – y compris des dégâts sur notre propre maison - des villages rasés et les ruines de Saarbruck en Allemagne voisine, et même si je n’avais plus 9 ans, j’étais très impressionnée. De même que par le spectacle du quartier de Praha Varsovie encore en ruine lui aussi, alors que le vieux Varsovie avait déjà été reconstruit à l’identique. Je ne veux pas m’étendre ici sur la visite d’Auschwitz ou sur la rencontre d’un très vieil homme, qui avait fait la première guerre mondiale avec les Français et semblait si heureux d’en rencontrer.
En fait, si les relations entre volontaires ont été faciles et cordiales, les échanges plus intellectuels étaient assez limités. Cela tenait pour une part à une certaine suspicion quant aux opinions des uns et des autres: un certain nombre de volontaires occidentaux étaient plutôt communistes ou sympathisants, alors que bon nombre de Polonais ne l’étaient pas du tout pour ne pas dire qu’ils étaient franchement ‘anti’.
A la rentrée de septembre, j’ai commencé à travailler et l’été suivant (1959), j’ai participé à un chantier en Italie près de la frontière française. Nous avions des discussions intéressantes et variées, par exemple sur des questions de société. L’un des volontaires, qui venait d’Afrique du Sud, descendait d’une vieille famille aristocratique allemande. Je dois avouer que nous n’avions pas de discussions sur les relations entre Noirs et Blancs. En avions-nous jamais entendu parler? Je ne saurais le dire aujourd’hui. Un autre volontaire était un Arabe chrétien de Nazareth. Nous sommes restés en contact et quelques années plus tard, quand je suis allée travailler en kibboutz, je lui ai rendu visite, et je passais tous les week-ends dans sa famille. Ce qui m’a frappée c’est que seuls les quelques Arabes du kibboutz construisaient les abris. Il y avait aussi quelques Druses ; on me regardait de haut car j’avais de bonnes relations avec ces deux minorités.
Après cette expérience, je n’ai pas fait d’autres chantiers pendant quelque temps, car mon travail était très absorbant: je m’occupais d’immigrés d’Afrique du Nord, une activité que j’avais choisie à la suite de mes contacts par l’intermédiaire du SCI. J’avais là un contrat de trois ans renouvelable et le projet de partir ensuite faire un volontariat à long terme.

Bien intégrée dans un Togo tout juste indépendant

Le SCI m’avait proposé d’aller en Inde ou au Togo. Je ne peux pas vraiment dire pourquoi j’ai choisi le Togo, mais c’est le cas. Ce pays était indépendant depuis 1960. A l’époque aucune formation préalable n’était proposée aux volontaires avant leur départ dans un pays extra-européen. C’est ainsi que je suis partie fin août 1961, riche de quelques notions médicales, de lectures diverses et très générales sur le Tiers-Monde et l’Afrique, des films de Jean Rouch et d’une correspondance avec une volontaire de l’association togolaise qui devait m’accueillir.
J’ai payé mon voyage (quinze jours de bateau, déjà fort instructifs…) ; j’étais assurée par le SCI, nourrie, logée, avec argent de poche fourni par LTV (Les Volontaires au Travail). Cette association avait été créée depuis peu par un jeune instituteur togolais, Gerson Konu, suite à un séminaire organisé par l’UNESCO en 1957 au Ghana.
Son objectif était très politique (d’ailleurs, Gerson venait d’être élu député du Cercle de Kpalimé). Le Togo, qui venait d’être indépendant, devait se développer en ne comptant que sur ses propres forces: c’était la doctrine du « self help ». C’est pourquoi étaient organisés des chantiers de travail volontaire et des cours d’alphabétisation dans la langue Ewé, tout juste reconnue comme langue nationale Tout le monde était enthousiaste, impatient d’apprendre et de contribuer à construire une nouvelle nation.
Ce travail volontaire se concrétisait par la construction d’écoles et de dispensaires à la demande des villageois, qui fournissaient les matériaux : parpaings et tôles ondulées s’ils en avaient les moyens ou briques en terre crue confectionnées sur place et couverture traditionnelle pour les toitures que nous allions couper en brousse. Il pouvait aussi s’agir de petits ponts en bus ou de pistes pour désenclaver un village et en permettre l’accès à un taxi brousse. En ce qui concernait les écoles et les dispensaires, il était entendu que le village assurait la construction et que l’Etat fournissait un instituteur ou un infirmier.
Huit heures de travail quotidien étaient effectuées ensemble par les villageois et les volontaires togolais (élèves du secondaire et étudiants) et les volontaires étrangers. Les villages étaient structurés en quartiers et chaque jour venaient travailler des membres (hommes et femmes) d’un quartier; il s’agissait de ne pas désorganiser la vie de la communauté. Les volontaires étrangers (allemands, anglais, ivoiriens, béninois, congolais…) étaient relativement nombreux durant les mois de juillet et août. Le responsable du chantier était togolais, de même que les maçons et charpentiers. Les repas étaient assurés par les villageoises. Les travaux s’interrompaient lorsque venait la saison des travaux des champs; ainsi, en saison creuse, nous, les quatre volontaires à long terme étions toujours plus ou moins dispersés. Il y avait Max Hildesheim, un architecte belge venu lui aussi pour un an et arrivé six mois avant moi (voir plus loin), un volontaire indien, Ben un noir américain à la recherche de ses racines et moi-même.
Il faut dire que ce projet avait tout pour me plaire : coopération effective et égalitaire entre noirs et blancs, manuels et « intellectuels », citoyens et Etat, ouverture sur l’étranger et choix de ne compter que sur ses propres forces. Ce projet se réalisait donc sous mes yeux et avec ma participation malgré des à peu près et des lenteurs qui, au début bien sûr, heurtaient un peu ma conception occidentale de l’efficacité du travail. Mon intégration au pays et à ses usages en fut grandement facilitée, ainsi que le fait de m’être rapidement habituée au climat, à la nourriture et de n’avoir aucun problème de santé. Cela n’était pas évident au départ car, partant du principe que nous étions sur un pied d’égalité, il n’était pas question que je travaille, m’habille, mange et boive l’eau du ruisseau ou du puits ou dorme différemment de la population qui m’accueillait. C’est ainsi que j’ai porté sur ma tête parpaings, sable, seaux d’eau, que j’ai dormi sur la natte, manié la machette, marché pieds nus et avalé, surprise d’abord, puis avec plaisir, des haricots à l’huile de palme pour mon petit déjeuner.
En dehors de la période des chantiers, j’ai passé quelque temps dans la famille d’un instituteur togolais près de Kpalimé (Sud-Ouest du Togo, près de la frontière ghanéenne, région d’origine de Gerson Konu et centre de la majorité des activités des LTV), où je remplaçais un professeur de français (6e, 5e) parti en stage et je suis allée vivre dans un village des collines, près de la frontière ghanéenne.
J’y ai participé aux travaux des champs et j’ai essayé de faire un peu d’éducation sanitaire auprès des jeunes filles et des jeunes mères. Ma préoccupation était le sevrage des bébés en établissant un régime simple, varié, exclusivement à base de produits locaux, pour passer du sein au « fou-fou » (boule de manioc pilé à consistance de chewing gum), plat quotidien dans la région. Il y avait aussi la protection des petits contre la rougeole en saison des pluies : il faisait alors froid et les enfants restaient le plus souvent nus. Nous avons donc fait quelques travaux de couture rudimentaire avec les restes utilisables de pagnes usagés. Avec quel effet ??? Les «Haou Sukku » ne s’intéressaient pas à ces problèmes; c’était beaucoup leur demander ! La lecture et l’écriture leur suffisaient amplement. J’ai également donné quelques soins avec des médicaments apportés de France, ou fournis par le médecin de Kpalimé, mais aussi en rapport avec les possibilités locales : eau bouillie, alcool de palme…
Mes contacts avec les femmes des village (seuls les garçons étaient scolarisés et encore pas tous) n’étaient pas très faciles. Mon éwé était très limité, leur français ou anglais de même. Nos relations se résumaient hors travail sur le chantier, à chercher du bois ensemble, à trier des haricots ou à griller des arachides, à se sourire, à partager des fous rires ou à danser.

Les relation avec les hommes étaient assez aisées : elles étaient sans ambiguïté et les problèmes de langue étaient bien moindres. Conversations et traductions étaient donc possibles. Volontaires ou non, les sujets les plus divers étaient discutés. Par exemple : « la magie des blancs », à savoir leurs compétences techniques et parfois « le refus de la communiquer » ; la religion et la concurrence Protestants/Catholiques, la religion traditionnelle ; la santé ; la maladie et la mort conséquences d’un sort ; les ancêtres ; la famille : polygamie/monogamie ; la grande famille ; le célibat ; l’enfant confié à un tiers, en principe pour aller à l’école, et en pratique souvent maltraité ; les mariages mixtes; et bien sûr la politique : c’est l’époque de l’assassinat de Patrice Lumumba et des tensions américano-russes au sujet de Cuba. J’en oublie bien sûr.

Une autre image du «Blanc »

Dans la région de Kpalimé (dont le nom exact est en fait « Cercle de Klouto», la population était pauvre, mais en aucun cas misérable. Sur les collines, on plantait du café et du cacao, en plus des cultures de subsistance (maïs, yam, kassava). La terre était répartie en petites superficies appartenant à la communauté, dont l’attribution était renouvelée périodiquement. Bien entendu, les villages n’avaient ni électricité, ni eau courante ; le bois de cuisson était un souci réel pour les ménagères.
Quelques commerçants libanais officiaient à Kpalimé, où avait lieu un important marché. Les commerçants haoussa y dominaient et les villageois dont les récoltes venaient à maturité simultanément avaient bien de la peine à les y écouler. Les rares blancs (français) qui vivaient sur place m’ignoraient et certains Africains m’ont dit : « tu déchois », parce que je marchais ou j’allais à vélo, plutôt que d’avoir une voiture.
Ce séjour m’a permis de découvrir un monde totalement autre et en même temps totalement identique au nôtre. J’y ai appris à ne pas porter de jugements ou de conclusions trop rapides, à mieux respecter et accepter des conceptions du monde qui m’étaient étrangères. J’y ai appris aussi à « bien vivre », de façon plus simple et plus dépouillée. J’y ai gagné quelques solides et durables amitiés. Qu’ai-je apporté ? Je ne le sais pas vraiment, si ce n’est peut-être une autre image du « Blanc »..
Mon séjour en Afrique de l’Ouest s’est achevé par plusieurs chantiers au Ghana. J’y ai rencontré brièvement Gordon Green et aussi Frimpong, le responsable de l’association ghanéenne de volontaires. Le fonctionnement de celle-ci m’a paru assez proche de celui des L.V.T.
Le retour en France a été une aventure. Etant demeurée quasiment toute l’année dans la même région et n’imaginant pas revenir un jour au Togo, je souhaitais voir le nord du Sahel. J’ai donc mis d’abord le cap sur le centre et sur la frontière du Burkina Faso (alors Haute Volta). C’était assez sportif à la saison des pluies. Puis je suis allée plus à l’ouest à la frontière du Dahomey (aujourd’hui Bénin).
Enfin, le vrai départ m’a amenée à traverser le Bénin, le Niger, le Burkinabé et la Côte d’Ivoire, en faisant étape, soit chez des volontaires, soit dans des missions, des campements, ou en couchant sous le car, dans le sable… Car le stop s’étant révélé très aléatoire, j’ai alterné le taxi brousse desservant des marchés, les camions de marchandises, les cars de la « Transsaharienne », et les trains. Je me dis maintenant que c’est beau d’avoir été jeune et de ne douter de rien…En fait je ne risquais alors pas grand chose.
J’envisageais au départ de ne reprendre le bateau qu’à Dakar, après avoir traversé la Guinée, le Mali et le Sénégal. J’ai dû y renoncer, tant à cause des tensions politiques du moment dans ces pays et/ou aussi avec la France à cause d’une malencontreuse rubéole. En fait, j’y suis retournée au Togo! En 1973, puis en 1991 ! Car le contact s’est maintenu par lettres, par parents, amis et volontaires passant par la France.

Avec les équipes du SCI près de Tlemcen et au Maroc

De retour en France, au cours de l’été 1963, j’ai rejoint les équipes du SCI en Algérie, qui venait d’acquérir son indépendance. Je faisais partie d’un groupe de volontaires qui faisaient des tournées dans les villages pour le contrôle de la tuberculose. Il y avait aussi un médecin et un dentiste. Nous étions avec des membres de la « Jeunesse FLN » et quelques instituteurs locaux, sur les Hauts Plateaux entre Tlemcen et le désert, près de la frontière marocaine (voir Jean-Pierre Petit, David Palmer and R.L chapitre 4). Nous étions étonnamment bien reçus par les villageois, qui avaient pourtant beaucoup souffert de la guerre. Je me rappelle, qu’une fois nous nous sommes arrêtés dans un café bondé de monde ; au moment de partir on nous a dit que nos cafés étaient déjà réglés, et l’un des clients dit à haute voix « Et dites-leur que nous ne sommes pas tous des sauvages ! » Ce qui m’a le plus impressionnée, c’est l’absence de ressentiment vis-à-vis des Français, alors qu’après tant d’années un si grand nombre de Français en veulent encore aux Algériens de la défaite qu’ils n’ont pas pu accepter.
En 1965, je suis allée au Maroc, pour un chantier à Safi. Nous aidions à la construction d’une crèche pour les enfants des femmes qui travaillaient à l’emballage des sardines. Les relations entre volontaires marocains (des garçons) et volontaires européens (des filles) étaient bonnes, sans problèmes et amicales, mais il n’y avait guère de discussions. J’ai été frappée de la différence de condition entre les femmes africaines (non musulmanes) et les femmes arabes.

Au cours des années 70, je suis allée en Tanzanie, à nouveau pour le SCI, pour un chantier « travail et études ». Nous devions travailler avec les paysans pour ramasser les feuilles de thé et planter du maïs. En réalité, nous n’étions pas assez compétents et nous étions plutôt une gêne pour la population locale.Les échanges étaient assez limités, faute d’une langue commune. Ce qui était intéressant, c’était l’organisation des coopératives et la construction des maisons en briques (crues ou cuites), plutôt que des murs en ciment et des toits en tôle ondulée, comme on en voyait en Afrique de l’ouest. Nous avons aussi appris beaucoup sur la vie des Masaï, ces nomades qui ne connaissent pas de frontières, dans notre monde constitué d’Etats bien circonscrits.
Par conséquent j’avais beaucoup d’idées sur le travail social en Afrique, et j’ai pris contact avec l’UNESCO. Leur réaction fut : « Encore une fille qui veut profiter des salaires élevés dans des organisations des Nations Unies ! ». Je suis partie en claquant bruyamment la porte.

Conclusion

Le SCI, mouvement oeuvrant à promouvoir la paix ? Oui, mais au-delà de ces mots un peu ronflants, restons modestes. Le SCI ne peut prétendre éradiquer la soif de pouvoir, de richesses et de gloriole qui fait les guerres. Son action est presque exclusivement individuelle. Le volontaire, dans sa rencontre avec »l’autre », prend conscience d’une réalité dont il n’avait auparavant qu’une connaissance abstraite, ou même qu’il ignorait. On peut espérer qu’il en tirera des conséquences dans sa vie ultérieure, quelle que soit sa place dans la société. Cela peut paraître insignifiant, mais c’est quand même utile, car cela peut aider, si peu que ce soit, à réduire l’obscurantisme, la bêtise et la manipulation qui permettent ces guerres.




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