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Forget Nelly

Nelly Forget, née à Paris, appartient à une génération dont l’enfance et l’adolescence ont été marquées par la guerre. Après plusieurs chantiers en Europe de l’Ouest et de l’Est, lle a travaillé quelque temps au Secrétariat international avant de connaître son principal engagement en Algérie. Par la suite, elle a passé une grande partie de sa vie en Afrique comme conseiller en développement.

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Olivier Bertrand: Breaking down barriers 1945-1975, 30 years of voluntary service for peace with Service Civil International.
Paris (2008)

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Nelly Forget

Premières expériences

Entrée au lycée en 1939, j’ai passé mon premier Bac en 1945, à Paris. Plus de la moitié de mes camarades de classe étaient juives et elles ont quitté Paris en 1942 , après la rafle du Vel d’Hiv. Ma génération était donc déjà confrontée à des situations d’injustice et de violence.
J’étais fille unique et plutôt isolée et je souhaitais rencontrer d’autres jeunes. L’année qui a suivi mon Bac (après la guerre), mes parents ont voulu m’offrir un voyage en Angleterre, ce qui à l’époque était une opportunité exceptionnelle. Au grand regret de mes parents, j’ai refusé et j’ai préféré passer mes vacances avec ma grand’mère, mais j’ai promis de partir l’année suivante – loin et dans un endroit difficile.
En 1948, par le Tourisme universitaire, je suis partie pendant les vacances en Tchécoslovaquie, où, ce qui n’était pas prévu, je me suis retrouvée dans un groupe d’une centaine de Français, tous membres du Parti ou des Jeunesses communistes. C’était au lendemain de la prise du pouvoir, à Prague, par les communistes, et au moment de la rupture avec Tito et de la « chute du rideau de fer ». Mes parents sont restés sans nouvelles et on ne savait pas si je pourrais rentrer. C’était un moment difficile, mais un lieu d’observation extraordinaire : j’ai vu comment fonctionnait le Parti communiste et, si j’avais eu une petite inclinaison de ce côté, j’en ai été guérie à tout jamais.
Mais en même temps, j’ai découvert la richesse des chantiers de jeunes. C’était un chantier dur (construction d’une voie de chemin de fer) et très important - avec deux mille jeunes encouragés à se comporter en « travailleurs de choc »; des décorations ont été décernées à la fin du chantier (j'ai eu droit à la médaille « d'argent » (du fer blanc) d'oudarnyka). On travaillait dur, dans des équipes nationales (des brigades) juxtaposées, qui n’étaient pas censées se mélanger. Chaque brigade nationale restait entre soi au travail, dans les dortoirs, dans les réunions et dans les loisirs organisés, si bien que l'occasion de faire connaissance de jeunes d'autres pays se limitait aux rencontres au réfectoire, en déambulant dans le camp après le travail et à de rares occasions de danser dans des lieux plus ou moins clandestins, car les danses à la mode étaient traitées de dégénérées par le régime. Danser autre chose que des danses folkloriques était une forme d’opposition politique. De jeunes Tchèques qui, eux, n'étaient pas volontaires, mais contraints de faire ce chantier expliquaient que, fils de bourgeois, ils n’avaient aucune chance d’aller à l’université et j’ai pu assister dans le camp aux examens politiques ouvrant l’accès à l’université, devant de grands portraits de Marx, Lénine et Staline.
J’ai vu également fonctionner la brigade communiste française et j’ai découvert à cette occasion la langue de bois : un jour, la Yougoslavie était décrite comme le paradis du socialisme et deux jours après Tito était devenu un crapaud venimeux (le langage de l’époque). Mes interlocuteurs trouvaient aussitôt des justifications à leurs revirements : on ne peut pas tout dire, etc… Pour moi, cette expérience a été passionnante, très négative à l’égard du Communisme, mais très positive du point de vue de la découverte du travail en commun et de la vie internationale.

Au Vercors avec le Service civil

Par le biais d’un cousin, J’ai eu connaissance l’année suivante (1949) du Service civil avec lequel j’ai fait un chantier dans la Drôme, à Vercheny (Voir aussi Emile Bernis). Dans ce village proche du maquis du Vercors, à la suite d’un déraillement de train provoqué par la Résistance, tous les hommes avaient été arrêtés en 1944 et déportés. Seuls quelques uns en étaient revenus. Le chantier n’était pas organisé à la demande du village, mais pour les Amis des Enfants de Paris, association qui, logée jusque là à Montreuil (en banlieue de Paris), y recueillait des enfants des rues, en grande difficulté, L’association venait de recevoir en cadeau la partie haute et ancienne de Vercheny, complètement abandonnée et en ruines et avait demandé au SCI d’aider à la reconstruction pour y installer les enfants venus de Montreuil. Le village avait accepté que le chantier accueille des volontaires allemands; c'était la première fois, cinq ans après la guerre, que des Allemands y venaient. Ils ont été invités par les gens du village à la fête de la fin de chantier, geste important de réconciliation.
Ce chantier n’a duré que quinze jours (à Pâques), mais j’ai été enthousiasmée. L’équipe (une vingtaine de volontaires, outre les deux Allemands, deux Anglais, un Espagnol) était française en majorité. Car, à cette époque où l'on voyageait difficilement, en « camion-stop » le plus souvent, venir de l'étranger pour deux semaines n'avait pas de sens. Mais l’équipe était très diverse par les origines, les professions, par l'âge et par l'expérience internationale que les plus anciens apportaient, ceux qui avaient fait des chantiers SCI avant la guerre et un journaliste qui avait fait la guerre d'Espagne. Le responsable de l'association avait beaucoup de charisme et avait fréquenté des milieux très marginaux qui l’avaient encouragé à s’occuper d’enfants. Plusieurs volontaires sont restés après la fin du chantier pour former le personnel permanent de ce Village d'enfants qui, en 2006 est peut-être le seul qui subsiste de ceux qui virent le jour à l'époque. Les volontaires garçons faisaient du terrassement et les filles (les « soeurs ») lavaient, au lavoir sur la place du village, des tonnes de vêtements envoyés par l’Ambassade du Canada pour les enfants. Elles s'occupaient aussi de la cuisine pour le chantier et pour un premier groupe d'enfants qui avait rejoint le village et, de temps en temps, elles participaient aux travaux de terrassement.
Je n’ai pas le souvenir de discussions organisées, mais l’atmosphère était très différente de celle du chantier précédent: il y avait un sentiment de liberté, des rapports vrais, fraternels et une réelle amitié se sont établis entre tous les volontaires, dont certains sont restés en relation jusqu'à présent.

Dans une ferme en Angleterre

J’ai tellement aimé cette expérience que j’ai décidé d’abandonner mes études (deux ans de droit et une année d’anglais à l’université) et de m’engager comme volontaire de longue durée... au désespoir de mes parents. Je suis partie en Angleterre (dans le Lincolnshire), où j’ai travaillé six mois pour le SCI, en partie dans un chantier organisé par les Quakers, en partie dans un chantier IVSP (International Voluntary Service for Peace, la Branche britannique du SCI) où les volontaires (une vingtaine d'Anglais, Allemands, Scandinaves et Italiens, pas d’autres Français) travaillaient comme employés de ferme. L’argent qu’ils gagnaient étant utilisé pour financer les chantiers du Service civil en Inde, ils ne touchaient qu’un très modeste argent de poche. Ce n’étaient pas n’importe quels fermiers: il s’agissait d’un village d’objecteurs de conscience. Pendant la guerre, ils avaient eu en Angleterre l’autorisation de se consacrer à un travail agricole. On avait de bons rapports avec ces fermiers qui recevaient parfois les volontaires dans leurs salons aux fauteuils confortables, soirées pendant lesquelles il arrivait qu'on lise des pièces de théâtre ou des poésies. Les volontaires vivaient sous la tente (au camp Quaker) ou, au camp IVSP, dans des baraques qui avaient abrité des prisonniers allemands ou des D.P. (personnes déplacées).
Le travail était dur, en particulier le ramassage des pommes de terre. .C’était pour moi une expérience générale des chantiers, où le travail physique était si dur que l’on n’avait pas envie de se lancer, le soir, dans de grandes discussions, ce qui n'empêchait pas de riches échanges interpersonnels, qui permettaient de découvrir l'autre dans sa différence et d'avoir une vive conscience de bâtir la paix au quotidien. Ce qui domine de cette époque, c’est l’impression d’avoir expérimenté la condition ouvrière au sens large (ou du moins celle des travailleurs manuels), de savoir ce que c’est que d’avoir un corps fatigué, qui laisse peu d’énergie pour des activités intellectuelles, la révolte contre les rythmes imposés par une machine. J’en suis très reconnaissante au SCI.
Après trois mois de travail agricole, j’ai été affectée à une sorte d’auberge de jeunesse à Londres, gérée par la Branche britannique du SCI. On y voyait encore certains des premiers compagnons de Pierre Cérésole (Jean Inebnit, notamment). C’était le lieu à partir duquel tous les volontaires étaient dispersés dans différents chantiers. On y trouvait aussi des hôtes payants, comme dans une pension de famille, mais ils étaient comme des amis. Il y avait du travail ménager à faire, surtout la cuisine. J’ai ainsi vu passer beaucoup de volontaires.

Au Secrétariat international

Ensuite, je suis rentrée en France, où j’ai été récupérée par le Secrétariat international du SCI, qui était à cette époque à Paris (rue Guy de la Brosse). Il était tenu par Willy Begert et par sa femme Dora, elle anglaise, lui suisse alémanique qui avaient l'un et l'autre une longue expérience des chantiers . J’avais beaucoup d’admiration pour eux. Ils avaient presque une génération de plus que moi, mais ils avaient des rapports très égalitaires et j’ai beaucoup appris d’eux. Le Secrétariat international disposait de moyens très modestes: une seule pièce où les trois travaillaient ensemble et recevaient les visiteurs, deux vieilles machines à écrire, une ronéo. Mais l'organisation du travail était rigoureuse et l'esprit civiliste s'appliquait au partage des tâches. Willy pouvait un jour présider avec autorité une réunion internationale et, le lendemain, faire tourner la ronéo.
J’ai ainsi travaillé avec eux pendant plus d’un an Je faisais du secrétariat, j’avais à connaître toutes les activités du SCI et je rencontrais beaucoup de gens. De temps en temps, j’étais chargée d’organiser des chantiers, par exemple pour la toute jeune Association des Paralysés de France. Je me souviens notamment de l’arrivée des volontaires américains et de la découverte que cela représentait pour moi: ils avaient des préoccupations tellement éloignées de celles des Européens et un style de vie qui semblait appartenir à un autre univers. Ils semblaient avoir été si bien préparés à respecter l'environnement européen (qui devait leur paraître tout aussi étrange) et ils s'imposaient une réserve telle que les rapports manquaient de spontanéité. Ils restaient très discrets sur leurs propres engagements. Pourtant certains étaient impliqués dans la lutte pour les droits civiques des Noirs.
Parmi eux, il y avait précisément un Afro-Américain, Jim ; ils étaient allés danser tous ensemble le 14 juillet et c’était à l’époque une expérience extraordinaire pour un Noir qui venait du Sud des Etats-Unis de pouvoir vivre avec des Blancs. C’était aussi la première fois que j’ai rencontré des volontaires algériens.
Le Secrétariat international entretenait des rapports suivis à l’Unesco avec le service chargé des relations avec les organisations de jeunesse. Willy Begert dont la compétence était largement reconnue, était souvent appelé à présider les réunions de coordination entre ces organisations. Il était très apprécié et a travaillé ensuite sous l’égide de l’Unesco. La situation matérielle du Secrétariat international était certes modeste, mais on y trouvait une grande richesse humaine.

L’aide aux personnes déplacées

Mon volontariat s’est prolongé, pendant six mois, à Donaueschingen en Allemagne, en Forêt Noire où avait lieu un chantier de très longue durée. C’était aussi un chantier très intéressant, qui permettait de voir un autre aspect des problèmes de l’Europe, car on y avait installé des personnes déplacées: les minorités allemandes expulsées de Tchécoslovaquie, ou d'ailleurs en Europe centrale. Il y avait au total 10 millions de personnes expulsées de chez elles depuis 1945. C’était un drame terrible, dont on a peu parlé ; elles ne comprenaient même pas l’allemand que parlaient les autres Allemands. D’abord regroupées au Schleswig-Holstein, elles avaient ensuite été réparties, certaines d’entre elles à Donaueschingen, temporairement dans un camp, en attendant que les hommes qui étaient payés pour cela, aient construit leur maison. Le Préfet allemand, Robert Lienhardt, avait demandé que le SCI partage la vie et le travail de ces personnes déplacées.
Les Civilistes vivaient donc dans des baraques à l'intérieur du camp. Mais les contacts y étaient très limités, surtout pendant l'hiver où les gens restaient enfermés chez eux. Quelques volontaires de langue allemande allaient visiter des familles, mais je ne parlais pas l’allemand, j’avais seulement appris le vocabulaire de base pour faire les courses et surtout pour le travail du bâtiment. C'est sur le chantier et avec les hommes que les rapports étaient quotidiens, puisque les civilistes travaillaient en équipe avec les ouvriers du chantier. J’ai ainsi été « l'aide-maçon » d'un certain Karl avec qui j’ai fabriqué des escaliers. Les civilistes entretenaient aussi quelques rares relations avec le Préfet, avec des familles de la ville (l'une d'entre elles les recevait presque chaque semaine), avec quelques soldats français aussi, car Donaueschingen était en zone d’occupation française. J’étais responsable (head sister) et comme j’étais française, c’était moi qui avait des relations avec les autorités. Je me souviens d’être allée demander à un officier qu'il autorise des soldats à venir au camp: « Ne les faites pas trop boire! » il s’imaginait que c’était un bordel ! Un gendarme m’avait dit un jour : « Mais vous êtes une sainte pour travailler pour les Allemands ! ».
Les volontaires étaient tous de longue durée. Le travail était très dur ; c’était l’hiver et il faisait extrêmement froid: l’eau était parfois gelée dans les chambres le matin. Il y avait très peu de filles.
Elles travaillaient sur le chantier tout en s’occupant de la cuisine et des tâches ménagères. Tous les midis, elles allaient, les marmites dans les sacs à dos, apporter un repas chaud à ceux du chantier..
Chaque semaine il fallait laver à la main une dizaine de draps de grosse toile et les rincer avec une eau à trois ou quatre degrés ; à tour de rôle, un garçon venait aider qui constatait toujours que la buanderie, c'était plus dur que de travailler au bâtiment.
C’est dans ce chantier que j’ai reçu une lettre m’offrant d’être responsable de la nouvelle branche algérienne du SCI.. J’ai commencé par refuser : cela faisait deux ans que j’étais volontaire et j’avais plutôt une attirance pour les pays scandinaves. Une volontaire finlandaise connue sur le chantier en Angleterre m’avait trouvé une place comme professeur de français en Finlande, ce qui me plaisait bien et devait commencer bientôt.

Un virage capital : l’engagement en Algérie

Je me souviens très bien du moment où j'ai changé de décision, avec l'intuition que c'était un virage capital – et ça l'a bien été, puisque l'Algérie a marqué toute ma vie. Je recevais alors Le Monde hebdomadaire et j’y ai lu un reportage sur une grève générale à Barcelone, la première depuis l'installation du franquisme. J’avais d'abord dit non à la demande de Pierre, parce que j’étais engagée en Finlande et parce que je me demandais ce que j’irais faire là-bas dans ce pays colonial qu'était l’Algérie. Et tout d’un coup, en lisant les nouvelles de cette grève, je me suis dit : ‘Les choses peuvent changer. Il y a des événements qui peuvent faire évoluer une situation, même dans un régime totalitaire sous la mainmise de Franco ». Tout d’un coup, cet acte de liberté qu’était une grève m’a bouleversée et je me suis dit : « Je pars en Algérie ». A cause de cette grève. Et voilà, je suis partie en Algérie quelques semaines plus tard.
Cinquante cinq ans après, l’Algérie reste un point fort. A la fois une accroche et une casserole qu’on traîne derrière soi. Je suis donc partie, en mai 1951. J’ai été accueillie à la descente du bateau par un Algérien, Kader (qui est resté un bon copain) et Paul, un pied noir (qui a aussi été un excellent ami).
Un accueil à l'image de ce groupe avec lequel je venais travailler. On m’a amenée au « Siège » du Service civil : un petit local dans une rue en escalier ; un bureau qui accueillait aussi les réunions et une mezzanine qui servait de chambre. Mais je n’y ai pas logé longtemps, car j’ai été hébergée chez plusieurs amis civilistes (environ quinze déménagements en un an et demi).
Avec Pierre Martin qui partait travailler dans le Sud, nous nous sommes vus juste le temps de faire la liaison. La branche algérienne du SCI comportait plusieurs groupes régionaux que Pierre m’a fait connaître, mais avec lesquels j’ai eu peu de relations autres qu'administratives. Dans le groupe d'Alger, le plus important, mais qui ne comptait qu'un tout petit noyau d'actifs, il y avait des Français - de France et d'Algérie - en majorité des hommes, cadres moyens, qui avaient fait l'expérience de la guerre, donc âgés de trente à quarante ans, ou plus. Pas d'étudiant, pas de jeune (du moins à cette date, car quelques années plus tard, grâce à la dynamique enclenchée par les chantiers en bidonvilles, il y en eut). A l'inverse, les Algériens (on disait alors les Français musulmans) étaient presque tous étudiants, voire lycéens. Il y avait aussi quelques Algériennes, peu, mais il y en avait. Ces jeunes Algériens ne cachaient pas leurs ardeurs nationalistes et dénonçaient les méfaits du colonialisme (massacres du 8 mai 1945, truquage des élections, détournement du statut de 1947), mais ils étaient en même temps séduits par l'internationalisme du mouvement, heureux de l'ouverture sur le monde et désireux de dialoguer. La mixité du SCI où Algériens et Français, garçons et filles travaillaient ensemble et se reconnaissaient solidaires dans un projet commun, constituait une rareté, un défi, et même un scandale pour beaucoup. Les Européens et les Algériens qui se fréquentaient de manière amicale et fraternelle étaient une infime minorité. Chaque famille européenne avait sa « fatma » ou son jardinier, mais les relations amicales n’existaient pas.
Très vite, j’ai été mise en demeure de faire des choix ; par d’autres biais, j’avais rencontré des Français qui m’avaient fait savoir qu' « on ne fréquente pas les bicots ». Il fallait choisir. J’ai dit : « Mon choix est fait » « On avait beaucoup de sorties en commun au Service civil et de réceptions chez les uns et les autres ; la vie, sur ce plan là, était très riche. Je me souviens d’une fois, où Willy Begert était de passage à Alger et où nous étions sortis avec un ami algérien. On rentrait tous les trois à pied. Nous avons été cernés par une patrouille de police, les matraques levées, les deux hommes, les mains en l’air, ont été fouillés au corps !!!. On nous a demandé nos papiers, qu’est-ce que nous faisions et on m'a dit: « Une jeune fille française ne sort pas avec un bicot ». En Kabylie, les villageois, voyant des Européens travailler dur sur un chantier du SCI avec des Arabes, ne pouvaient pas croire qu’ils étaient volontaires et étaient persuadés qu’ils étaient en fait des prisonniers.
J’ai tout de suite été sur un chantier que Pierre Martin avait organisé en Kabylie avant son départ. Ce chantier, qui était assez international, a duré trois mois et était très dur. Les volontaires étaient coupés de tout, à trois heures de marche du premier car, avec très peu de possibilités de ravitaillement. C’était dans une mission protestante, où il y avait une adduction d’eau à faire pour alimenter le dispensaire que tenait la mission. Par la suite, le SCI n’a pas repris ce genre de chantier, car les missionnaires exigeaient que les gens passent par un enseignement religieux avant d’être accueillis au dispensaire et ce n'était sûrement pas la meilleure introduction pour être admis dans la société algérienne.

Le SCI précurseur des Centres sociaux

Jusqu'alors le travail du SCI avait été concentré en Kabylie. Pierre Martin m’avait recommandé de trouver une implantation en zone urbaine, où il y avait de grands besoins et pour y faire un travail plus visible. Un soir, j’ai dîné à la Robertsau, le foyer des étudiants musulmans que je devais beaucoup fréquenter par la suite, avec le directeur et deux religieux (Petits Frères de Jésus) qu’il connaissait. Nous n’avons pas tellement noué de relations ce soir, mais ils m’ont orientée vers Marie-Renée Chéné [1] qui travaillait toute seule au bidonville de Berardi-Boubcila, dans la banlieue est d’Alger. L’un des frères m’a dit : ‘C’est une fille un peu folle, mais elle fait du bon boulot’. Et voilà, tout est parti de là.

Je suis donc allée voir cette fameuse Marie-Renée. Et, pour montrer les conditions de travail à l’époque: il y avait à peu près 17 kilomètres pour aller à Bérardi-Boubcila depuis le centre d’Alger et je n’avais pas l’argent pour payer l’aller-retour en bus, seulement pour un trajet. Alors j'ai fait l'aller à pied (c’était en plein été), pensant que je serais fatiguée pour revenir. Voilà comment travaillait la Secrétaire de la branche du SCI... J’ai découvert le minable dispensaire, dans deux petites pièces, où Marie-Renée travaillait seule.
C’était une assistante sociale, très engagée religieusement, mais laïque, au service de la paroisse d’Hussein Dey, qui l’avait envoyée dans cet endroit, où elle travaillait presque sans rémunération. Elle avait pour seul soutien de la part du centre de santé municipal une camionnette qui l’emmenait deux fois par semaine pour soigner les gens. C’était une personnalité extraordinaire. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui avait une compassion aussi active à l’égard des gens ; c’était ses entrailles qui frémissaient à leurs souffrances. Elle n’était pas organisatrice à proprement parler[2] et elle n’aimait pas les structures institutionnelles, mais elle fonçait dans le travail et elle entraînait par son exemple ceux qui l'entouraient. Elle m’a plutôt mal reçue en me disant : « Je n’ai besoin de personne, que venezvous faire ici ? Je n’ai pas besoin de gens qui viennent regarder ou parler de la misère ». Je lui ai répondu: « Mais justement, notre devise, c’est ‘ Pas de paroles, des actes’ ». Ça lui a plu et on a commencé à travailler ensemble.
J’ai commencé à aller régulièrement au bidonville. Je servais de « videuse » : mon travail consistait à m’arc-bouter sur la porte, pour empêcher les gens d' envahir la salle de soins. Ensuite, moi qui suis tout sauf une bonne couturière, j’ai donné des cours de couture aux petites filles. Puis une volontaire, qui était chef de laboratoire à l’hôpital [3] est venue et d’autres encore. On a décidé alors d’organiser un chantier de filles autour de cette activité : développer les soins et les cours aux fillettes. En septembre 1951, les premières volontaires sont arrivées : d’abord des Norvégiennes, rapatriées sanitaires au bout de quinze jours, une Américaine et une Anglaise, rapatriées sanitaires au bout d’un mois. Elles  tombaient comme des mouches, parce que le bidonville était un lieu de grande misère, de saleté et de maladie et ces volontaires étaient probablement moins immunisées que les Françaises. Ensuite, deux infirmières suisses sont arrivées : Rachel Jacquet et Gabrielle Uzzielli. Elles venaient du Borinage belge, où elles avaient travaillé dans de dures conditions et c’est avec elles que le chantier s’est vraiment stabilisé. Mais Rachel Jacquet devait mourir d’épuisement peu après son retour en Suisse ; elle n’avait pas voulu se nourrir davantage que les enfants dont elle s’occupait.

Parallèlement à l’action des volontaires féminines qui ont amplifié et pérennisé le travail éducatif – Rachel a ouvert une école permanente pour les filles – les garçons du SCI ont construit des baraques pour abriter ces écoles – celle pour les filles, et, plus tard, celle pour les garçons où Simone Chaumet a enseigné ; ils ont aménagé la voierie, créé des caniveaux, des escaliers dans les rues en pente. Là, ça a été extraordinaire parce qu’autour de ce chantier de Berardi s’est amorcée une collaboration avec plusieurs organisations. Des étudiants de La Robertsau (foyer d'étudiants musulmans) , ou de l'Asso (catholique) quelques étudiantes aussi sont venus en renfort, la Ligue de l’Enseignement a projeté des films, les CEMEA ont envoyé des moniteurs. Ce chantier du Service civil autour de Marie-Renée est devenu un pôle d’attraction pour les jeunes qui avaient envie de faire quelque chose et peu à peu les activités ont pris de l'ampleur : après l'école de filles, l' école de garçons, des cours d'alphabétisation, un Secrétariat social (installé dans une carcasse d’ambulance), un dispensaire mieux doté en personnel médical, un comité de quartier, une enquête approfondie sur les conditions de vie, l'amélioration de la voierie et de la signalétique.
L'Association de la Jeunesse algérienne pour l'Action sociale a vu le jour en 1952 et s'est impliquée dans les actions menées à Bérardi-Boubsila. Il y a donc eu des retombées structurelles importantes (ce qui n’a pas duré longtemps puisque la guerre est venue) ; pour la première fois, des mouvements (et pas seulement des individus) représentant la jeunesse algérienne et française se retrouvaient dans une action commune et c'était autour de l’action amorcée par le Service civil. Non seulement cette effervescence prouvait qu’il y avait une attente – même si c’était de la part d’un petit nombre de gens – et une réponse possible de tous ces jeunes d'horizons divers, mais il y a eu aussi un prolongement à travers les Centres sociaux. créés en 1955, à l'initiative de Germaine Tillion.

Avec Germaine Tillion

Après une mission officielle d'enquête en Algérie pour laquelle elle était toute désignée par ses travaux d’ethnologue avant guerre dans ce pays, Germaine Tillion était entrée en février 1955 au Cabinet du Gouverneur général Soustelle pour mettre en place une action socio-éducative qui allait devenir le Service des Centres sociaux. Riche de son expérience de sept ans dans les Aurès, elle avait déjà longuement réfléchi aux moyens de défendre les populations « contre les méchancetés de la nature et les malices du commerce et des administrations ». Mais, fidèle à sa pratique d'ethnologue, elle avait tenu à rencontrer des gens du terrain et parmi eux, Marie-Renée Chéné qui, selon Jean Lacouture, l'avait accueillie au départ « avec la méfiance que cette femme d'action et de terrain vouait à tout ce qui avait un caractère officiel. Mais elle sait convaincre la pionnière. Très vite, l'entente entre elles se mue en amitié. ».
Ce qui avait été réalisé à Bérardi-Boubsila a servi en partie de prototype aux Centres sociaux urbains, et de terrain de formation pour le personnel de ce nouveau service dans lequel ont été incorporés plusieurs civilistes. Il y a une continuité dans un esprit de travail, dans les actions et dans les personnes, au point que j’ai parfois des difficultés à faire le partage entre les deux expériences. C'est d'ailleurs probablement une impression identique qu'ont gardée les anciens instituteurs du bled, ou les instructeurs de l'éducation populaire, chacun apportant et retrouvant au Service des Centres Sociaux le meilleur de son héritage. L’action du SCI a laissé d’autres traces : l’Entr’aide populaire familiale créée en 1950 pour fournir une référence juridique à l'action sociale de Marie-Renée, dans le bidonville de Bérardi-Boubcila, existe toujours dans l'Algérie de 2006 où elle sert de structure d’accueil à plusieurs centres pour les handicapés mentaux.
Très vite après mon arrivée en Algérie, j’ai pris conscience que je n’étais pas à ma place comme responsable de la branche algérienne : je pensais que dans le contexte de l’époque cette fonction devait être assurée par un Algérien. J’ai écrit une lettre à Hélène Monastier, qui avait été l’une des premières volontaires du SCI et était Présidente du Comité international, en lui disant qu’il y avait un travail très intéressant à faire, mais que ce n’était pas à un(e) Européen(ne) d’en être responsable et je proposais de me faire remplacer par Mohamed Sahnoun, alors étudiant (voir ci-dessus), parmi ceux qui étaient actifs dans la branche algérienne. C’est ce qui a été fait.
Une fois ma succession assurée, je suis encore restée un an en Algérie, toujours impliquée dans les projets du SCI, tout en ayant un poste à l’université pour gagner ma vie. (J’ai participé à la préparation d'un Congrès international de Géologie). Je continuais à être présente à Berardi ; Marie-Renée qui était devenue une très grande amie, m’a dit que j’étais douée pour faire du service social, et que je ne devais pas en rester au bénévolat-amateur, mais obtenir un diplôme professionnel. Je suis donc repartie en France pour reprendre des études d'assistante sociale. Trois ans plus tard, dès mon diplôme passé, je suis retournée en Algérie et me suis jetée à corps perdu dans l’aventure des Centres sociaux, avec plusieurs amis du Service civil. Mais trop investie dans cette entreprise, j’ai cessé de m’occuper de celui-ci.

Des destins tragiques

Emil Tanner avait succédé à Mohamed Sahnoun comme responsable du SCI. C’était déjà la guerre, et dés le début, le Service civil a été mis en veilleuse et surveillé. Mais les solidarités entre les personnes sont restées ; l’activité s’est arrêtée, mais la réalité des liens s’est maintenue. Lorsque des gens du Service civil ont été arrêtés, ce sont d’autres Civilistes qui, à leurs risques et périls, se sont occupés d’eux et de leur famille, sillonnant l'Algérie pour tenter de retrouver dans des camps ceux qui avaient disparu, apportant des colis aux prisonniers. La branche algérienne a été soutenue efficacement
pendant cette période par le Secrétariat international, qui a organisé une action pour réunir de l’argent pour aider les civilistes arrêtés, notamment en leur procurant des avocats (voir Dorothy Guiborat, chapitre 2).
On ne peut achever ce récit sans évoquer brièvement les événements tragiques qui appartiennent à l’Histoire et ont touché le Service civil du fait de la guerre d’Indépendance. Il s’agit d’abord d’un couple de volontaires du SCI : Emil Tanner et Simone Chaumet . Simone, à la suite de chantiers, était restée plus d'un an dans deux villages de Kabylie pour y faire l'école aux enfants. Puis, après une passage à Bérardi, elle s'était installée avec Emil dans une grande banlieue d'Alger, où elle avait à nouveau ouvert une petite école. Emil, qui avait été un temps Secrétaire de la branche algérienne, formait, de son côté, des apprentis. Les voisins venaient demander de l’aide pour écrire et pour des soins, la maison était ouverte à toute heure et la voiture servait d’ambulance. Le 25 mai 1962, ils étaient enlevés et n’ont jamais été retrouvés [4]. Ce sont donc, avec Rachel Jacquet, trois disparitions directement liées à l’action du SCI.
Mieux connu est le destin des Centres sociaux, qui eurent d’abord à subir les persécutions des autorités françaises : en 1957, plusieurs de ses membres, dont Nelly, étaient arrêtés et torturés (voir Mohamed Sahnoun). Et cela s’est reproduit en 1959. Nelly : Le fait, comme pour le Service civil, d’avoir des équipes mixtes, qui fonctionnaient harmonieusement à une époque où tout le monde se tirait dessus, en bonne intelligence avec les populations locales, et sans être protégées par l’armée, était en soi suspect et voulait dire qu’on était nécessairement impliqués dans une relation ‘coupable’.  On faisait ce que les autres ne faisaient pas, sans protection militaire et on prouvait qu’il était possible de faire bouger les choses et de remettre en cause le statu quo. Et cela, c’était inacceptable.[5] Car tous les projets de réforme en Algérie avaient échoué parce qu’on ne voulait pas que les choses changent.

Ce qui était clairement reproché aux Centres sociaux était sans doute déjà reproché au Service civil, mais les Centres sociaux avaient une beaucoup plus grande surface et étaient un service officiel de l’Etat. .
En mars 1962, quelques jours avant le cessez-le-feu, six responsables des Centres sociaux étaient assassinés au cours d'une réunion de service par des fanatiques de l’Algérie française. Le plus notable d’entre eux, l’écrivain kabyle Mouloud Feraoun, avait été un sympathisant du SCI, lorsqu’il était instituteur à proximité de l’un des premiers chantiers. A noter à ce propos qu’Albert Camus avait également apporté son soutien à l’action du SCI[6].
A son retour en France, j’ai travaillé avec l’équipe de sociologie de Chombart de Lauwe. Puis – ironie du sort, peu de temps après ma détention – je me suis retrouvée au Cabinet du ministre de l’Education nationale, auprès de Germaine Tillion, qui y était en charge des questions algériennes.

Marquée par l’expérience algérienne

Par la suite, j’ai occupé divers postes de conseiller technique en Afrique au titre de l’Unesco, d’abord au Sénégal. Dans ce pays, peu après l’Indépendance, j’ai fait avec enthousiasme un vrai travail de militant, ce qui était plutôt rare dans ce genre de mission. Il s’agissait à nouveau de faire en sorte que les populations locales prennent leur destin en main, donc de faire bouger les choses, ce qui n’a pas manqué de susciter des oppositions. Dans la suite de sa vie professionnelle, je me suis occupée de formation des travailleurs sociaux, en particulier pour le Tiers Monde, mais j’ai toujours rencontré la même résistance au changement et aux orientations qui avaient marqué mes précédentes expériences et auxquelles j’étais restée fidèle.
La plupart des amitiés que j’ai nouées datent de mon expérience algérienne, qui a beaucoup marqué tous ceux qui y ont participé. Une sorte d’intimité nous unit, indépendamment des années qui les séparent et des différences entre leurs trajectoires personnelles. Il n’y a pas eu de fossé qui se soit creusé, pas de trajectoire qui ait dévié. Pour terminer, je peux citer une lettre d’un camarade algérien, qui a occupé des situations prestigieuses. Il écrit à propos de Marie-Renée Chéné, qu’il aurait voulu revoir 30 ans plus tard : «J’aimerais simplement pouvoir lui dire que malgré un quart de siècle de cavalcades ininterrompues et désordonnées, elle a représenté dans ma vie, à un moment d’exaltation confuse et violente, l’incarnation de quelque chose d’insoupçonné et d'essentiel qui a été pour moi déterminant dans ma manière de construire et de mener une vie qui s’est voulu utile. Son souvenir a été un repère constamment présent et - c’est banal, mais c’est comme cela - lumineux et chaud »..

 

 

[1] Dans sa biographie de Germaine Tillion, Jean Lacouture écrit que « Marie-Renée déploie à Berardi, depuis octobre 1950, une intense énergie et un vrai talent d’infirmière et d’éducatrice dans un invraisemblable gourbi où sont dispensés soins et équipements d’éducation de base » (Le témoignage est un combat, Seuil, 2000.

[2] Contrairement à ce que suggère Jean Lacouture, qui consacre par ailleurs des pages particulièrement élogieuses à Marie-Renée Chéné et à son action.
[3] Il s’agit de Madeleine Allinne, qui a laissé un journal très émouvant sur la vie à Alger en 1962, où sont évoqués plusieurs épisodes et personnalités citées ici (Matériaux pour l’histoire de notre temps, Bibliothèque de documentation internationale contemporaine, n° 26, 1992).

[4] Madeleine Allinne, op.cit.
[5] Germaine Tillion s’exprimait à peu près de la même manière en dénonçant une opération « visant un Service de l’Education nationale, fidèle aux traditions républicaines de la France, et refusant de participer à la ‘mise en condition’ de la population algérienne ». Article de Démocratie 60 cité par Jean Lacouture.

[6] J.P. Petit, Origines des relations du SCI avec les associations du Maghreb (1947-1974), SCI, 2001.




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