Vue d’ensemble sur les itinéraires individuels
Pourquoi s’engager
Les fondateurs du SCI étaient Européens, explicitement chrétiens, souvent objecteurs de conscience et avaient le souci de lutter pour la paix et la compréhension mutuelle en espérant remplacer le service militaire par un service civil. Durant la période qui nous intéresse (1945-75) et à plus forte raison depuis, ce contexte a beaucoup changé : le mouvement s’est internationalisé à des pays de culture différente, la religion chrétienne a perdu beaucoup de son influence, la nature des conflits a évolué de manière radicale, la conscription a disparu dans beaucoup de pays et n’a jamais existé dans d’autres. On pouvait donc s’interroger sur l’origine et les motivations des volontaires de la deuxième génération, sur la signification de leurs itinéraires et sur les bénéfices qu’ils ont retirés de leur expérience..
En fait, ce sont trois questions qui se recoupent partiellement que l’on pourrait évoquer :
- dans quelle mesure les personnes interrogées étaient-elles particulièrement préparées à cet engagement, par leur milieu, leur culture et leurs convictions ?
- ces convictions étaient-elles préalables a leur engagement, ou bien, inversement, est-ce à partir de leur expérience concrète qu’elles se sont forgées ?
- - comment les volontaires apprécient-ils leur expérience avec le recul de plusieurs décennies et dans quelle mesure a-t-elle correspondu à leur attente (ce point sera repris en conclusion).
Un premier constat est celui de la diversité des participants à cette étude : diversité des pays et des cultures, mais aussi diversité des origines sociales. La question de la diversité des cultures sera reprise par la suite. C’est toute la question de l’universalité des valeurs, en relation avec la définition des objectifs de l’institution, qui conditionne le caractère des engagements individuels. Quant à la diversité des origines sociales, elle suggère qu’un engagement durable ou une participation régulière au service volontaire était possible aussi bien à partir d’une famille modeste que de la grande bourgeoisie. Le témoignage de Thedy von Fellenberg apporte toutefois un éclairage intéressant sur ce point et suggère qu’en Occident, cette dernière origine pouvait constituer un handicap et que le mouvement se situait plutôt du côté du prolétariat. A l’inverse, pour les volontaires provenant de pays d’Asie du Sud, une telle démarche était sans doute difficilement concevable pour les milieux les plus pauvres et les moins instruits. Les volontaires indiens venaient plutôt des classes supérieures, sans être nécessairement des Brahmanes, mais ils avaient précisément pour particularité d’avoir abandonné les préjugés de caste.
Deuxième constat : tous ceux qui ont participé à ce recueil ont commencé leur volontariat quand ils étaient jeunes, mais beaucoup d’entre eux ont continué cette activité, où l’ont reprise alors qu’ils étaient adultes et parfois même à un âge avancé. On peut rappeler à cet effet que les volontaires sur les premiers chantiers étaient plutôt des adultes. On peut penser qu’à l’époque tout au moins, c’était une spécificité du SCI, et supposer qu’il y a eu depuis un certain rajeunissement des volontaires, ce qui pourrait être lié à d’autres évolutions du mouvement1.
Troisième constat : les plus anciens volontaires qui ont transmis leur témoignage avaient grandi pendant la Deuxième Guerre mondiale ou la période de décolonisation et avaient été confrontés à diverses formes de violence : les bombardements qui avaient chassé Dorothy Guiborat de Londres, qu’avaient subi Roger Gwyn à Londres, Claire Bertrand en banlieue parisienne et Hiroatsu Sato à Tokyo ; la disparition des camarades juifs de Nelly Forget ; la maison de Nicole Lehmann criblée de traces d’obus. En Inde, la famille de Devinder das Chopra figurait parmi les réfugiés de la partition, réfugiés accueillis par celle de Bhuppy Kishore. Jean-Pierre Petit avait conçu une haine des Allemands qui avaient failli fusiller son père.
Un peu plus jeunes, les volontaires anglaises avaient été frappées par les horreurs de la guerre. Un peu plus tard, dans le cas particulier des volontaires français, on observe une sensibilité particulière à la guerre d’Algérie, un désir d’aider les Algériens en lutte pour leur indépendance, éventuellement en commençant par aider les familles immigrées (Nicole Paraire, Paulette Rabier). Réciproquement, on peut constater avec Kader Mekki que les volontaires algériens souhaitaient avoir une ouverture vers les Européens, alors colonisateurs et considérer avec Nelly Forget qu’ils avaient grand besoin d’être reconnus comme égaux, dans un climat fraternel que n’offrait pas la colonisation.
On peut penser que ce contexte de guerre et de confrontation immédiate avec la violence a fortement influé sur la motivation de beaucoup de volontaires de faire quelque chose pour la paix2.. Cela dit, les objecteurs de conscience proprement dits sont très peu représentés (Arthur Gillette).dans notre échantillon, en partie seulement du fait qu’il se compose en majorité de femmes.
Dans ce contexte de la guerre et de l’immédiat après guerre, les déplacements étaient très difficiles. Cela peut contribuer, avec la situation géographique, à expliquer que plusieurs volontaires aient mentionné leur désir de sortir de leur isolement, de voir du pays, d’avoir une ouverture sur le monde.
Les convictions religieuses n’apparaissent pas comme un élément explicite, ni du milieu d’origine des volontaires, ni de leur motivation à s’engager. Cela peut s’expliquer pour partie par le phénomène de déchristianisation qui a marqué l’Europe au cours des décennies qui ont suivi la deuxième Guerre mondiale et pour une autre par le fait que ces convictions ne se manifestaient pas aussi ouvertement qu’au temps de Pierre Cérésole. Mais on peut aussi considérer que, si discrètes soient-elles, ces convictions ont constitué un élément d’une attitude cohérente d’ouverture aux autres et de désir de solidarité avec les plus déshérités. Mais l’inspiration religieuse de ces attitudes n’est jamais explicité.
En revanche, des préoccupations morales sont affirmées par certains, soit à partir de valeurs chrétiennes, soit dans un esprit clairement laïque. Ainsi, Juliet Pierce évoque des valeurs chrétiennes mais aussi les nouveaux idéaux des Nations Unies, plutôt que des convictions religieuses. Michèle Buijtenhuis voulait être utile en précisant qu’elle souhaitait prendre ses distances avec un idéal religieux. De manière presque identique, Thedy von Fellenberg, marqué par l’esprit calviniste, était critique de l’église et cherchait une forme de solidarité non liée à la religion.
Il y avait aussi parfois un désir d’engagement plus concret, que l’on trouve chez Shigeo Kobayashi : alors que Tokyo connaissait des manifestations monstres d’étudiants au début des années 60, il s’est demandé s’il n’y aurait rien de plus significatif à faire.
Plusieurs anciens volontaires indiquent qu’une activité professionnelle classique ne suffisait pas à répondre à leur désir d’être utile et de lutter contre l’injustice. C’est le cas de David Palmer, qui a explicitement préféré le SCI à d’autres organismes pour des raisons d’engagement moral, de Martin Pierce, qui cherchait une activité plus gratifiante que son métier d’avocat, de Mohamed Sahnoun, intéressé par les idéaux du SCI, sans référence religieuse.
Enfin, on a pu voir qu’un certain nombre de jeunes étaient arrivés presque par hasard au SCI, pour y passer des vacances, mais qui y trouvaient un esprit, des valeurs et un idéal correspondent à des convictions profondes, éventuellement non explicitées et peut-être inconscientes. C’est le cas de R.L., arrivé à Gibraltar et rencontrant des volontaires, de Claire Bertrand, partie en Norvège pour occuper ses vacances, de Martin Pierce, qui a trouvé amusant de partir avec un ami pour un chantier en Inde, où il a trouvé ce qu’il cherchait et où il s’est senti chez lui.
A partir des témoignages des volontaires sur leurs motivations initiales, il serait tentant d’aborder la question de l’évolution des attitudes vis-à-vis du volontariat depuis cette date. Mais c’est un sujet beaucoup plus vaste au sujet duquel les contributions n’apportent que peu d’éléments. On peut tout au plus rappeler les souvenirs de Dorothy Guiborat, suivant laquelle, à la suite de la guerre et dans un contexte de grande pauvreté, l’esprit de volontariat était particulièrement répandu, au moins en Grande-Bretagne. Cela la conduit à s’interroger sur la persistance d’un tel esprit.
De son côté, Bhuppy évoque les regrets d’une pionnière, Ethelwyn Best, considérant il y a déjà des décennies que l’esprit de sérieux des volontaires s’était perdu en Inde. Est-ce une réaction d’ancien, une question de génération, d’époque ou de contexte ? Ce débat est sans doute universel et permanent. Citons seulement ici Elizabeth Crook, qui trouvait que les volontaires des années 90 étaient plus préoccupés d’objectifs immédiats, mais c’était dans le cadre d’une autre organisation. Elle cite aussi une volontaire : « Pendant les années 60, vous étiez idéalistes ; avec les années 90, nous sommes réalistes ». Parallèlement, suivant la fille d’une volontaire : « Votre génération espérait changer le monde. La nôtre n’y croit plus ».
Travail manuel dur et conditions de vie austères
La plupart des volontaires qui ont témoigné s’engageaient pour partir à l’étranger, souvent à long terme. La question de leur préparation se posait. Au moins deux anciens volontaires (Claire Bertrand et David Palmer) constatent que si le SCI avait fixé une règle d’expérience préalable dans leur propre pays, cette règle n’a pas été suivie. Un certain nombre d’autres précisent qu’ils n’ont eu aucune formation avant de partir et d’autres n’y font aucune référence. Cette situation est regrettée notamment par Dorothy Guiborat. Il semble qu’elle s’applique à certaines périodes (60 ?), mais nous manquons de précisions pour décrire les évolutions sur ce point. Au contraire, les témoignages de Jean-Pierre Petit et de Nicole Paraire montrent qu’ils ont participé (et participent encore) à une formation à laquelle ils attachent une grande importance.
En particulier pour les plus anciens, beaucoup de témoignages (Dorothy Guiborat, Nelly Forget, Nicole Lehmann, David Palmer, Jean-Pierre Petit) notent que le travail des chantiers était dur et les horaires (David) longs. Cela peut s’expliquer d’abord par le manque de ressources et par la pauvreté de l’environnement. Néanmoins, plusieurs volontaires (Dorothy, Nicole) précisent qu’ils aimaient ou ne craignaient pas ce travail manuel dur. Il faut aussi souligner qu’il avait un sens dans l’esprit qui avait présidé à la création de l’organisation. Dorothy précise également qu’au moins à son époque une spécificité du SCI tenait au fait qu’il fallait payer de sa personne par un travail dur, ce qui lui paraissait positif, car c’était le meilleur moyen de créer une solidarité et une relation amicale en abolissant les différences. D’autres partagent ce point de vue qui paraît important. Réciproquement, Emile Bernis fait remarquer que le développement de nouvelles activités non manuelles facilite moins la création d’un esprit de groupe. Linda Whittaker en donne un exemple, lorsqu’elle constate que son travail hospitalier au Bangladesh l’a éloignée du SCI.
La réalisation d’un travail manuel dur par des ressortissants de nations qui avaient tendance jusque là à se considérer (ou à être considérées) comme supérieures a frappé les esprits et suscité parfois l’incrédulité : il est amusant d’observer qu’en Inde comme en Algérie3, les volontaires ont été pris pour des prisonniers. Parallèlement, le fait de réaliser ensemble un travail manuel par des volontaires d’origine sociale différente était particulièrement significatif dans certains pays où la structure sociale était rigide et inégalitaire. C’était naturellement le cas pour l’Inde, où cela n’a sans doute été possible que parce que Gandhi avait donné l’exemple. Incidemment, cet exemple était proche pour les premiers volontaires arrivés peu après l’Indépendance ; il s’est beaucoup éloigné depuis.
Cela dit, les souvenirs qui précèdent illustrent une diminution de l’importance relative du travail manuel et de sa dureté. On pourrait s’interroger sur la signification de cette évolution. La place plus réduite du travail manuel peut sans doute s’expliquer pour une part par le fait que l’on recourt davantage aux moyens mécaniques, notamment pour les chantiers d’urgence et par la diversification des besoins et des activités du SCI (voir ci-dessous). Une moins grande pénibilité n’est pas sans relation avec l’élévation du niveau de vie et des aspirations, au moins dans les pays occidentaux : la durée du travail a tendance à diminuer dans beaucoup de pays et les attitudes vis-à-vis du travail changent.
L’accent mis sur le travail manuel et sur la devise : « Pas de paroles, des actes » n’empêchait pas, dés la conception initiale des chantiers du SCI, l’organisation de discussions en groupe, après le travail, sur des thèmes proches des objectifs du mouvement, tels que la non violence. Les témoignages divergent sur ce point, mais beaucoup de volontaires n’ont pas de souvenir de discussions organisées. Dorothy Guiborat le déplore et aurait souhaité une alternance plus systématique entre travail manuel et échange d’idées.
La situation des filles sur les chantiers est théoriquement liée à celle de la dureté du travail. Alors qu’au départ, on prétendait sans doute la leur épargner, il est ironique de constater avec Nelly Forget que leurs tâches étaient parfois plus dures que celles des garçons. Mais c’est sans doute surtout la culture de l’époque qui explique, au moins au début de la période, la place à part faite aux filles, dont la simple participation comme « sœurs » semblait alors un progrès. Au fil des récits, on peut observer des exemples d’émancipation (auxquels Dorothy a contribué), de sorte que la question du statut des filles ne semble plus se poser. Le cas extrême est celui de Valli Seshan, partie seule d’Inde comme volontaire à long terme et appelée ultérieurement à des responsabilités internationales. Mais il est sans doute exceptionnel et on constate en revanche souvent l’inégale présence des filles et des garçons sur les chantiers, notamment dans les pays méditerranéens. Dans ce contexte, le fait que des volontaires maghrébines soient parties plus facilement pour l’Asie que pour l’Europe (Jean-Pierre Petit) mérite d’être noté.
Plusieurs volontaires témoignent que non seulement le travail était souvent dur, mais aussi que les conditions de vie étaient spartiates. Le manque de confort élémentaire était tel que dans le cas du chantier de Tlemcen en 1962 Jean-Pierre Petit pense qu’une telle situation ne serait plus acceptable pour les volontaires d’aujourd’hui, ce que tendraient à confirmer les descriptions de David Palmer. A l’inverse, Martin Pierce a ressenti que la simplicité des conditions de vie sur les chantiers contrastait utilement avec sa situation antérieure de privilégié.
De manière très générale, il est significatif que les volontaires se soient très bien adaptés au mode de vie local, que ce soit en Afrique (Nicole Lehmann, Max Hildesheim), en Asie (Dorothy Guiborat, Marie Catherine Petit, Phyllis Sato) ou au Maghreb (Nelly Forget). Cette adaptation a considérablement facilité leur intégration dans la population et l’établissement de relations personnelles sur une base égalitaire et fraternelle.
Ce mode de vie des volontaires était radicalement opposé à celui des colons ou des Européens dans d’anciens pays colonisés (Dorothy, Nicole Lehmann). L’écart était tel que les relations de ceux-ci avec les volontaires s’avéraient impossibles ou difficiles. Cette situation était due tout autant à des différences fondamentales de mentalités : l’esprit de fraternité et d’égalité des volontaires n’était pas compatible avec les mentalités coloniales ou post-coloniales traditionnelles. Le cas limite a été celui de l’Algérie dans le climat de tension qu’a connu Nelly. Cet écart s’est manifesté également avec les missionnaires traditionnels en Algérie (Nelly) et en Afrique (Nicole Lehmann).
- ‘Although voluntary service is not always undertaken by ‘young people’, on the basis of statistics one can state that it is basically a youth activity’. Ernesto Ottone : Antécédents, potentialités et possibilités d’utilisation de volontaires par l’Unesco, Unesco, 1982.
- Pierre Martin disagrees with the tendency to look for specific (religious, philosophical, political) motivations of the volunteers in Algeria in 1948. For him, “what is common between them is that they are men, and these men want to do something for peace“(In Kabylie). Nevertheless, for several contributors to this collection of reminiscences, the main idea was a broader concept of mutual understanding. The fight for conscientious objection was a marginal aspect of SCI goals.